Monsieur Moïsi, dans votre chronique des Echos d'aujourd'hui, vous diagnostiquez que la guerre en Afghanistan est déjà perdue par l’Occident et qu’il faudrait que les puissances régionales, Pakistan et l’Inde prennent le relai. Perdue faute de capacités militaires de l’Amérique et de ses alliés de l’OTAN, faute de moyens financiers, faute de volonté politique. Je compléterai en disant que c’est faute de volonté politique que les moyens financiers et donc les moyens militaires ne sont pas là.
L’absence de volonté cache mal l’incertitude de l’Occident quant aux buts de guerre ; sans en parler vous en évoquez deux :
- L’Afghanistan, région stratégique
- Un objectif moral qui est je suppose la défaite des talibans .
Ni l’un, ni l’autre de ces buts n’est évident.
L’Afghanistan ne présente stratégiquement que peu d’intérêt : il ne recèle pas de richesses naturelles ou produits de l’industrie humaine d’importance ; il n’offre pas de voies de communications entre différentes régions. La route de la soie n’est plus depuis longtemps (et ce n’était d’ailleurs que l’une des routes possibles qui transitait par l’Afghanistan), le « grand jeu » qui mit aux prises les anglais et les russes pour contrôler ce pays n’avait de sens que du fait de la partition de fait de la Perse (l’Iran) entre deux zones d’influence. Géopolitiquement ce pays est de nos jours une impasse, au mieux une forteresse. Bien entendu on peut toujours dire que du haut de cette forteresse, des armées fanatisées pourraient menacer ses voisins et en particulier le Pakistan. Certes, mais alors, je vous rejoins : ce n’est qu’une question régionale, à résoudre régionalement par les pays intéressés, c'est-à-dire le Pakistan, l’Iran (que vous ne citez pas, mais qui est bien entendu un des premiers concernés par la stabilité de cette région), voire l’Inde. L’intérêt de l’Occident n’est que plus lointain : protéger le Pakistan, possesseur de la bombe atomique, de toute inféodation à un régime extrémiste.
L’objectif moral est nébuleux maintenant. Il était bien entendu, nécessaire moralement pour les Etats Unis de venir châtier ceux qui avaient collaborés à un attentat monstrueux et effrayant ; il s’agissait plus en l’espèce du « moral » des américains à restaurer. La poursuite de cette aventure a voulu s’habiller de valeurs occidentales, telles que la démocratisation, et ce qui l’accompagne comme la liberté d’opinion, la liberté des femmes. Valeurs que nous portons en avant avec beaucoup d’arrogance, sans nous préoccuper beaucoup de ce qu’elles peuvent être déclinées de toute autre façon dans des cultures qui ne sont pas les nôtres ; arrogance qui j’en suis sur conduit les talibans à s’enfermer dans un régime particulièrement obscurantiste. Je ne suis pas d’accord pour dire qu’imposer la démocratie est un objectif moral ; et d’autant plus lorsque cela aboutit en Afghanistan à l’instauration d’un régime fondé sur la prévarication, et qui fait de la culture du pavot le pilier de son économie.
Je crois comme vous qu’il faut tenter d’impliquer les puissances régionales Pakistan, Inde, Iran, voire Chine et Russie. Ils sont tous en première ligne. Ils sont tous réellement menacés à court-terme par une instabilité de l’Afghanistan qui pourrait s’étendre au Pakistan. Mais les vieux schémas ont la vie dure. L’Occident se croit toujours investi d’une mission. Là est le sujet. Nous n’avons plus de mission. Quitter l’Afghanistan rapidement, en l’annonçant clairement, serait le double signe
- que l’Occident n’est plus le gendarme du monde ; qu’il appartient dans un monde multipolaire à chaque grande région de s’assurer de sa stabilité ;
- que l’Occident n’a plus de grande croisade à mener ; après avoir voulu convertir des populations entières au christianisme, après avoir voulu convertir le monde au progrès par la colonisation, il faut montrer que nous voulons traiter tous les grands pays émergents sur pied d’égalité sans présomption culturelle.