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6. Tarascon

 

Marthe, à peine installée à Tarascon, se trouva confrontée au gang des dockers du Rhône qui prétendaient exercer un monopole sur tout le trafic de marchandises transitant par le port de la ville. Ils étaient tous des hommes venus des montagnes aux sources du Rhône, qui avaient tous commencé par charrier les trains de bois sur le fleuve. Hommes aux muscles d’acier, à la bouche dure, au caractère emporté, fiers de leur courage physique, de leur audace pour maîtriser tous les courants. Ils faisaient régner la terreur, sur l’eau, sur le rivage où se faisaient chargements, déchargements, transbords, dans la ville et plus particulièrement les bouges, estaminets, hôtels. Les autorités municipales les traitaient avec crainte, préférant respecter leur force et donner tort à tous ceux qui tentaient de s’opposer à leur tyrannie.  Leurs méthodes étaient simples : en échange de leurs services, ils exigeaient une dime sur la valeur de toutes les marchandises qu’ils manipulaient, ils avaient le droit de prendre une jarre sur dix, ou un ballot sur dix pour leur usage personnel, ils rossaient tous ceux qui osaient se libérer de leur monopole, ils faisaient régner la terreur parmi les filles dans la cité et tout autour. Ils étaient des brigands légaux. La ville tremblait sous leur férule non officielle. Marthe reçue à la synagogue de la ville, apprit très vite qu’elle se trouvait dans une impasse pour mettre en place le système imaginé avec son frère. Les juifs de Tarascon, comme l’ensemble des syriens et libanais souffraient tout particulièrement de cette situation étant quasiment tous dans l’import-export. Ils se plaignirent avec abondance à la nouvelle arrivée de leur contrée. Ils se trouvaient acculés à la ruine et envisageaient très vite de se replier sur Arles ou Marseille.

Marthe les informa d’abord sur ce qui s’était passé en Judée et Galilée : la prédication du Christ, sa mort ignominieuse, la résurrection dont elle avait été personnellement témoin ; mais aussi la montée de la violence des zélotes, le terrorisme qu’ils faisaient régner et les attentats contre l’occupant romain. La double histoire d’une rédemption douce et d’une exaltation violente. Avec dans les deux mouvements des assoiffés de pureté. Mais l’oreille des commerçants orientaux était inattentive et Madeleine dut se résoudre à écouter leurs doléances. Elle craignit même de se retrouver au bord du chemin si rien n’était fait pour tenter de résoudre le problème posé à la ville par les pontonniers.

Les solutions imaginées par ses interlocuteurs lui déplaisaient : les uns voulaient recruter quelques gros bras parmi les pontonniers d’Arles pour tenter de mettre à raison ceux de Tarascon ; Marthe était convaincue que malgré un coût important la solidarité entre pontonniers finirait par jouer et qu’au bout de quelques simulacres d’intimidation, les uns repartiraient vers Arles avec leur rémunération et les autres recommenceraient de plus belle à terroriser la ville ; l’inefficacité probable de cette solution était patente. D’autres parlaient d’envoyer un émissaire au tribun d’Arles en charge du commerce ; Marthe était persuadée que l’intrusion des romains au sein de la cité guérirait certainement le problème de la piraterie sur les marchandises mais au prix d’une mise sous tutelle de la ville par les centurions qui auraient été envoyés et d’une prise en grippe de la caste des marchands par le reste des citoyens ; le danger de cette solution était évident.

Marthe, après cet entretien avec la caste des marchands se retira dans une petite maison qui lui avait été prêtée. Elle était sur un petit monticule qui surplombait le Rhône. Les eaux violentes couraient vers la mer. De temps à autre une barcasse descendait, tout juste maintenue dans le fil du courant par une rame d’étrave et une voile hissée sur le mat. Parfois c’était un ou plusieurs mulets qui tiraient un navire remontant le fleuve ; elle entendait les hurlements des muletiers et le piétinement des bêtes qui passaient sur le chemin entre le monticule et le fleuve. Un serviteur lui apportait de quoi manger frugalement : un pain, un peu d’huile, quelques raisins, une bouillie de céréales qu’elle faisait réchauffer. Pendant dix jours, elle pria Dieu pour lui demander de l’aide. Elle implora ce Jésus qu’elle avait côtoyé pour qu’il lui propose une idée. Elle pensa à son frère Lazare pour qu’il lui suggère une méthode. Elle restait des heures, assise agenouillée sur une petite natte qu’elle tirait et installait tout au bord du fleuve.

Puis elle revint vers la grève, au coeur de Tarascon, où s’activaient les dockers. Pendant dix jours, elle y venait matin et soir, tirait sa natte sur la voie au-dessus du sable, et commençait à chanter une mélopée tirée du Cantique des Cantiques. Et les mots glissaient comme du miel de sa bouche aux lèvres flamboyantes. Et la musique s’élevait de sa gorge et des cordes de sa lyre pincées de ses longs doigts bagués. Et sa tête dodelinait pour suivre la scansion des vers grecs. Et les nautes et le peuple du fleuve et les artisans des alentours et les marchands en affaires écoutaient plus ou moins, entendant au gré de leurs pérégrinations un, ou deux vers :

1 Heureux l'homme qui ne marche pas selon le conseil des méchants, Qui ne s'arrête pas sur la voie des pécheurs, Et qui ne s'assied pas en compagnie des moqueurs,

2 Mais qui trouve son plaisir dans la loi de l'Eternel, Et qui la médite jour et nuit !

3 Il est comme un arbre planté près d'un courant d'eau, Qui donne son fruit en sa saison, Et dont le feuillage ne se flétrit point : Tout ce qu'il fait lui réussit.

4 Il n'en est pas ainsi des méchants : Ils sont comme la paille que le vent dissipe.

5 C'est pourquoi les méchants ne résistent pas au jour du jugement, Ni les pécheurs dans l'assemblée des justes ;

6 Car l'Eternel connaît la voie des justes, Et la voie des pécheurs mène à la ruine. (1)

 

2 Les cieux racontent la gloire de Dieu, Et l'étendue manifeste l'oeuvre de ses mains.

3 Le jour en instruit un autre jour, La nuit en donne connaissance à une autre nuit.

4 Ce n'est pas un langage, ce ne sont pas des paroles Dont le son ne soit point entendu :

5 Leur retentissement Parcourt toute la terre, Leurs accents vont aux extrémités du monde, Où il a dressé une tente pour le soleil. 6 Et le soleil, semblable à un époux qui sort de sa chambre, S'élance dans la carrière avec la joie d'un héros ;

7 Il se lève à une extrémité des cieux, Et achève sa course à l'autre extrémité : Rien ne se dérobe à sa chaleur.

8 La loi de l'Eternel est parfaite, elle restaure l'âme;  Le témoignage de l'Eternel est véritable, il rend sage l'ignorant.

9 Les ordonnances de l'Eternel sont droites, elles réjouissent le coeur; Les commandements de l'Eternel sont purs, ils éclairent les yeux.

10 La crainte de l'Eternel est pure, elle subsiste à toujours; Les jugements de l'Eternel sont vrais, ils sont tous justes.

11 Ils sont plus précieux que l'or, que beaucoup d'or fin; Ils sont plus doux que le miel, que celui qui coule des rayons.

12 Ton serviteur aussi en reçoit instruction; Pour qui les observe la récompense est grande.

13 Qui connaît ses égarements ? Pardonne-moi ceux que j'ignore.

14 Préserve aussi ton serviteur des orgueilleux; Qu'ils ne dominent point sur moi! Alors je serai intègre, innocent de grands péchés. 15 Reçois favorablement les paroles de ma bouche Et les sentiments de mon coeur, O Eternel, mon rocher et mon libérateur ! (19)

 

1 De David. Eternel ! c'est à toi que je crie. Mon rocher ! ne reste pas sourd à ma voix, De peur que, Si tu t'éloignes sans me répondre, Je ne sois semblable à ceux qui descendent dans la fosse.

2 Ecoute la voix de mes supplications, quand je crie à toi, Quand j'élève mes mains vers ton sanctuaire.

3 Ne m'emporte pas avec les méchants et les hommes iniques, Qui parlent de paix à leur prochain et qui ont la malice dans le coeur.

4 Rends-leur selon leurs oeuvres et selon la malice de leurs actions, Rends-leur selon l'ouvrage de leurs mains; Donne-leur le salaire qu'ils méritent.

5 Car ils ne sont pas attentifs aux oeuvres de l'Eternel, A l'ouvrage de ses mains. Qu'il les renverse et ne les relève point!

6 Béni soit l'Eternel ! Car il exauce la voix de mes supplications.

7 L'Eternel est ma force et mon bouclier; En lui mon coeur se confie, et je suis secouru; J'ai de l'allégresse dans le coeur, Et je le loue par mes chants.

8 L'Eternel est la force de son peuple, Il est le rocher des délivrances de son oint.

9 Sauve ton peuple et bénis ton héritage ! Sois leur berger et leur soutien pour toujours ! (28)

 

Et moi, je suis dans la maison de Dieu comme un olivier verdoyant, Je me confie dans la bonté de Dieu, éternellement et à jamais. (52)

 

 

Et à leurs questions, elle ne répondait rien, se contentant de poursuivre son chant, tantôt mélopée, tantôt hymne de joie, tantôt soupirs d’amours et d’espoir.

 

Au début de la troisième décade elle arriva parée d’une simple tunique blanche serrée par une ceinture de fils d’or, ses longs cheveux noirs dénoués et flottant par-dessus ses épaules, et elle s’assit sur un haut trépied que son serviteur, Gabriel, avait amené ; il avait aussi disposé devant elle un brule-parfum qu’il alimentait de ces plantes si caractéristiques de l’Orient : le benjoin de Chypre, l’encens d’Arabie, la myrrhe d’Egypte. Le petit peuple, intrigué, commença de tournicoter autour d’elle, sans trop savoir que penser : fallait-il ricaner ? ou bien respecter. Fallait-il ignorer ? ou bien ne pas perdre une miette. Fallait-il lui parler ? ou bien rester en contemplation silencieuse. Très vite un docker, sûr de lui, interpella gentiment Marthe :

  • Que fabriques-tu, la môme ?
  • Jean me l’a raconté : « celui qui mange ma chair et bois mon sang a la vie éternelle »
  • Tu débloques ! Tu nous dégoises quoi ! Tu veux qu’on te tue, t’es pas malade ? Ce seraient pas ces fumées que tu respires qui te feraient du mal ?
  • Mais non. Je ne suis rien. Je te parle de Lui, l’ami de mon cousin Jean, et de mon frère Lazare. Je te parle de son sang et de sa chair.
  • T’es pas bien, vraiment. Maintenant tu dérailles sur tes problèmes de famille. Faut t’en remettre de tes disputes avec ton frangin ou l’autre zèbre. Allez, à la revoyure. Reposes toi d’abord.

Et le docker s’en alla, un peu furieux du peu de succès de son amabilité et des conneries débitées par cette pauvre fille névrosée.

 

Le lendemain. Même mise en scène. Même protagonistes. Les dockers la boudèrent.  Quelques jeunes commis des marchands s’arrêtaient pour la dévisager : elle était tellement impressionnante. Peut-être pas belle, mais somptueuse : de larges yeux dans un visage osseux, aux pommettes saillantes, un grand nez légèrement busqué, et puis cette masse de cheveux bruns qui couronnaient sa tête et se déversaient par-dessus ses épaules jusqu’à sa taille. Plusieurs se hasardèrent à lui poser la même question :

  • Mais la belle, que fais-tu là sous le cagnard ? Tu attends quoi ?
  • J’attends le moment pour répandre la nouvelle.
  • Une nouvelle ? D’où ? De Rome ? Eh bien dis la.
  • Ce n’est pas à vous que je dois d’abord la donner.
  • A qui alors ?
  • Aux dockers.

 

Le surlendemain la foule se désintéressa de ce qu’elle prenait pour une pauvre folle orientale.

 

Le quatrième jour était celui des offrandes à Cybèle. La procession de prêtres, orants et fidèles passa devant Marthe. Criant de joie ils lui demandèrent de venir les rejoindre. Elle resta immuable dans son silence. Il pesa sur toute la procession qui s’effilocha devant elle. Les mariniers furent surpris de la tolérance de Cybèle envers une telle manifestation de mépris : pas un signe, pas de feuilles qui tourbillonnèrent brutalement sans aucun coup de vent autour de la femme assise sur son tabouret, pas de coup de tonnerre intempestif dans le ciel éclatant de couleur, pas de poisson monstrueux dans les filets jetés dans le Rhône à cette heure ; Cybèle avait pali.

 

Le cinquième jour, étant celui du marché, tout le monde oublia Marthe et ses simagrées, les différents Dieux de la ville et du panthéon ; il fallait vaquer à ses affaires ; marchander avec les paysans des alentours, les artisans descendus des Cévennes, les trafiquants venus d’Arles ou de Marseille. Acheter et vendre au mieux. Vérifier les pièces que l’on vous donnait. Noter dans un coin de sa mémoire ce qui marchait bien, ce qui ne s’écoulait pas. Retenir le nom de tel fournisseur ou de tel client. La foule bruissante glissait sur les pavés.

 

Le sixième jour, une jeune de très peu d’esprit commença à raconter qu’elle avait vu les oiseaux picorer dans la main de Marthe, les lézards venir se chauffer sur le dessus de ses sandales, et quantité d’autres minuscules prodiges. Comme ils étaient de peu d’importance et qu’ils étaient colportés par une bouche sans malice, tout le monde les prirent pour la simple vérité.

 

Le septième jour, les mariniers s’attroupèrent autour de Marthe et lui demandèrent de leur parler. Alors elle commença de raconter. Elle parla sans discontinuer pendant quatre heures. Et ils partirent se restaurer et revinrent. Elle continua de décrire le parcours de Jésus, depuis Nazareth jusqu’à Jérusalem. Elle leur fit part de ce qu’elle avait vu elle-même à Béthanie, à Jérusalem, sur le Golgotha et au tombeau où elle avait accompagné son corps et constaté sa disparition. Elle leur dit aussi ce que les Douze lui avait rapporté : les paraboles, les miracles, la foule qui les vénérait.

 

Jour après jour, ils revenaient pour venir l’écouter répéter à satiété son témoignage et ce que lui avait transmis les disciples. Elle n’en tirait aucune conclusion. Elle ne jouait pas la grande prêtresse. Pas de transes. Pas d’yeux roulant dans leurs orbites. Pas de cris, pas de pleurs. Un ton serein. Une attitude prude. Gabriel assis près d’elle pour lui donner un peu d’eau de son outre de temps à autre. Elle restait l’humble servante du Seigneur que sa famille tentait de glorifier sur la terre de Provence.

 

Un jour le miracle arriva. Non quelque absurde déviation dans les règles de la nature. Non, mais une conviction entrée dans les têtes dures de quelques dockers, de quelques mariniers, de quelques artisans. Ils crurent aux dires de cette amoureuse d’un Dieu inconnu jusqu’alors, différent de celui des juifs, qui ne ressemblait en rien aux idoles païennes sans âme, sans espérances. Un dieu de chair comme ceux des romains, mais aimable et respectueux des êtres humains. Un dieu qui promettait un paradis et non pas un enfer, qui ne demandait pour le gagner des actions et non pas des rites. Pour tous ces hommes laborieux, conscients de la valeur de leurs mains et de l’esprit qui les guidait, persuadés de la dureté du monde qui les entourait et de la nécessité de lutter, la promesse d’une récompense donnée à ceux qui sauraient agir dans le respect de ses lois d’amour … tout était fait pour les convaincre. Sauf qu’ils étaient d’une race méfiante ; ils avaient du mal à faire confiance à cette femme venue d’un orient compliqué ; ils regardaient de travers celle qui ne leur parlait que de pays qu’ils ne connaissaient pas, peuplés de gens qu’ils ne connaissaient que marchands avides et sans scrupules. Malgré leurs réticences, la confiance s’était éveillée en leurs coeurs et allait grandir.

 

 

7. Sainte-Baume

 

Marie-Madeleine entra en négociations avec un chevalier propriétaire d’une grande forêt dans le massif de la Baume. Socrate Atius Percus, était d’une opulente famille des environs de Glanon. Probablement d’origine grecque, c’est avec néanmoins beaucoup d’enthousiasme qu’elle s’était ralliée au régime romain, et avait pu profiter du dynamisme apporté par le régime impérial. Quelques fonctions municipales remplies avec munificence lui avait permis, non seulement de bénéficier du respect de leurs concitoyens, mais aussi de se faire connaître dans les entourages du proconsul de la Narbonnaise. Le vieux Percus était retors, matois, rompu à discuter affaires depuis des dizaines d’années. La jeune Marie débarqua dans la villa du notable, sans expérience du négoce, sans ruse. Les deux étaient faits pour s’entendre, le vieux matou devant logiquement rouler la jeune pécore. Marie-Madeleine faisait mieux que baragouiner le grec, et d’emblée imposa au vieux croulant la fougue de sa jeunesse, non pas tellement sur les idées commerciales qu’elle débita rapidement et les besoins en matières premières qu’elle transmis en suivant exactement les recommandations de son frère, mais par sa beauté radieuse. Des traits réguliers, une chevelure noire, des yeux en amande et surtout cet air exalté qui subjugua le vieux. Il n’était plus d’âge à être amoureux. Il était sous le charme. Il pensait à toute vitesse à ce qu’il pouvait accepter pour contribuer à faire plaisir à cette femme tout en gardant à la transaction envisagée un aspect commercial. L’affairiste sut conclure en un tournemain sur toutes les conditions qui assureraient la fourniture des matières premières demandées. Il proposa le chef de chantier qui dirigerait l’exploitation, et qui serait chargé du recrutement des forestiers. Il imagina aussi de lui louer un petite maison confortable située à la sortie du village d’Auriol d’où elle pourrait assurer la coordination entre l’exploitant et les ateliers de son frère à Marseille. Marie était inconsciente des bienfaits qui se déversaient sur elle. Elle n’y voyait que la bonne volonté habituelle que sa présence suscitait toujours chez ceux qu’elle côtoyait.

Elle se livrait avec réticence à toutes les questions que lui posait Percus. Qui était ce frère aussi industrieux. Avec qui Marthe s’était-elle entendu à Tarascon. D’où venaient-ils. Pourquoi étaient-ils partis. Marie tergiversait. Elle voulait bien lâcher qu’ils venaient de Judée, elle son frère et sa sœur, qu’ils avaient été entrepreneurs prospères là-bas. Enfin, ils, lui. Mais sur le pourquoi de ce long périple, elle devenait muette. Elle ne se sentait pas le droit de révéler la réalité de ce qui avait frappé son frère. Ce n’est qu’après plusieurs semaines, après avoir eu plein de réunions techniques avec Percus, son intendant local, le chef de chantier envisagé qu’elle se résolut enfin à révéler que sa vocation n’était pas vraiment de fabriquer des savons, mais de porter la parole révolutionnaire d’un dénommé Jésus. Un ami de son frère et de sa famille. Un être hors normes qui avait fasciné des foules en Galilée, Samarie, Judée. Et plusieurs des disciples du Maître, dont Pierre et André l’avaient missionnée avec sa sœur Marthe pour porter une parole stupéfiante en Gaule.

Percus était sous le charme de la superbe Marie. Dès que toutes les affaires techniques eussent été résolues, elle n’avait eu de cesse de parler de ce qu’elle appelait le message du Seigneur. Une parole étrange, peu romaine dans son souci des autres, très romaine dans son universalisme. Les premiers temps, leurs conversations étaient en tête à tête, suite naturelle de leurs entretiens d’affaires. Puis il prit l’habitude, tous les dimanches, de demander au chef de chantier, à ses bucherons, de venir déjeuner ensemble. Elle ne buvait que de l’eau, ne mangeait quasiment rien. Elle hypnotisait tous de sa voix de soprane. Il hésitait sur le diagnostic : était-elle dérangée au point d’inventer ses histoires merveilleuses venues du bout du monde, ou plus simplement était-elle la proie d’une exaltation pour avoir côtoyé un être exceptionnel qui l’avait fascinée. Un point paraissait authentique elle avait bien ce frère Lazare à Marseille, dont à la fois elle parlait très peu (comme s’il n’avait pas existé auprès de ce Jésus), et qui pourtant semblait avoir un rôle de tuteur, de protecteur, d’inspirateur, de commanditaire. Auprès de lui, trouverait-il peut-être un début d’explication de l’étrange conduit de Marie.

  • Marie, il faudrait que je voie ton frère, que nous puissions régler quelques points pratiques sur l’exploitation de la forêt et la livraison des cendres.
  • Il est à Marseille. Tu pourras l’apercevoir là-bas. Il m’a envoyé un serviteur l’autre jour pour m’indiquer qu’il avait fait commencer la construction de bâtiments sur la route de Marseille vers l’Orient. Mais …
  • Tu ne veux pas que je le voie ?
  • Si. Mais il est mort.
  • Tu n’es pas claire, tu veux bien que le rencontre et tu m’annonces qu’il vient de décéder !
  • Je ne sais comment te dire. Tu vas me prendre pour une folle. C’est comme s’il était mort, mais il est encore présent.
  • Je comprends très bien. Il a été très malade du corps ou de l’esprit et en a gardé d’épouvantables séquelles. Curieux cependant qu’il ait réussi à faire démarrer son affaire. J’ai bien entendu dire que les entrepôts étaient déjà en construction juste en dehors des murailles de Marseille.
  • Je ne suis pas sure que tu aies compris. C’est comme dans votre légende sur Orphée, comme s’il était descendu aux Enfers et en était remonté.
  • Ah je ne savais pas que nos mythes avaient cours dans vos contrées. On est en pleine mondialisation. Nous révérons Cybèle ou Mithra et vous nous piquez nos légendes.
  • Ce qui est terrible, pour lui, comme pour tous ceux qui ont été témoin, c’est qu’il ne s’agit que de réalité. J’ai de mes mains enveloppé dans un linceul mon frère mort après l’avoir oint des meilleures huiles parfumées. Avec ma sœur Marthe nous avons conduit la procession qui le menait au tombeau où il fut laissé. Et trois jours après il s’est relevé.
  • N’importe quoi. Je suis trop rationaliste, pour croire de pareilles sornettes.
  • Je savais bien que j’allais t’irriter à raconter cette histoire. Mais je ne peux mentir. Et tu m’as amené à la dire. Que puis-je faire, sinon regretter ta curiosité. La réaction est toujours la même que ce soit ici, maintenant, ou là-bas, naguère.

Devant l’air malheureux de Marie, Percus s’abstint de tout commentaire supplémentaire. Inutile de lui faire plus de peine. Il fallait d’urgence rencontrer ce Lazare afin de tirer l’affaire au clair : ou une imposture dudit Lazare, ou une affabulation de Marie. Dans les deux cas il lui fallait sauver cette jeune fille de son tuteur ou de sa maladie. Une obligation pour lui. Il n‘arrivait pas à l’imaginer en charlatan. Il sentait une vérité dans ses paroles simples. Une plume qui voletait dans les airs secs de la Provence.

 

7. Marseille

Lazare sirotait une citronnade dans une taverne sur le quai vieux du port de Marseille, la plante des pieds déchaussés tournée vers le soleil, le gros orteil frémissant de plaisir sous la chaleur des rayons agressifs; les guêpes tournoyaient autour de lui en espérant goûter aussi de ce prétendu nectar; les mouches vrombissaient à ses oreilles, mais sans trop s’approcher de sa peau; quelques moineaux picoraient, en pépiant, des restes laissés par terre, sous la table, par un précédent consommateur.  Le patron, surnommé César, pour sa grande gueule pavée d’or et sa manie de l’autorité d’ancien combattant de la légion, avait appelé son fils Marius, en révérence au grand général romain qui avait sauvé la ville de la barbarie germanique des Cimbres et autres Teutons. Aujourd’hui, ledit Marius, genre beau gosse déjà avachi, faisait le service, pendant que son père jouait aux dés avec des clients habituels, chacun misant pour la forme quelques as. Tout ce monde, ici en ville, massacrait le latin ou le grec, les patois locaux étaient très vieux jeu, voire plouc. Lazare baragouinait l’une et l’autre langue en dehors de l’araméen qui lui était moins utile par ici. Il avait du mal à suivre, lorsque le débit s’accélérait, ou quand ils plaisantaient. Sans parler, si l’on peut dire, d’un accent bizarre qui n’avait rien à voir avec les intonations des romains, grecs et leurs admirateurs de Syrie ou d’Egypte. Les nombreuses galères, barcasses, canots soit en mouillage forain au fond de la calanque du Lacydon, soit amarrés le long du nouveau quai romain, les entrepôts de bois alignés derrière, les tas d’amphores qui n’avaient pu être rangées à l’abri, témoignaient de l’activité commerciale intense de la cité. S’il faisait encore bon, le soleil allait taper dur et marins, employés et dockers ralentissaient avant de plonger dans l’ombre des bouges, pour la sieste. Il n’était encore que onze heures du matin. Les vendeuses de poisson hurlaient à gorge déployée pour tenter de vendre à tout prix les restes de la pêche de la nuit et du matin avant de plier leurs tréteaux. Les clients commençaient à disparaître vers les petites rues fraiches serpentant entre des murs aveugles et les maisons blotties autour des atriums. Une vie animée, remplie de joies et de criailleries se déroulait sous ses yeux. Des gens qui pensaient savoir où aller, qui n’hésitaient pas à faire des projets, qui croyaient en leur savoir-faire, enfin tous ces actifs avec des ambitions des envies, des haines. Lui aussi en avait des connaissances, des aptitudes, du jugement. Mais il ne comprenait toujours pas ce qu’il faisait là. Il lui semblait vivre par procuration. Avec une autorisation de survie donnée par erreur par un dieu ricanant. Quoique sans conscience de l’avenir, sans espérance du futur, il avait scrupuleusement participé aux missions que voulaient remplir ses deux sœurs. Il leur avait donné les moyens de lancer leur action de conversion. Mais l’avaient-elles converti, lui, l’ami de Jésus, le témoin, mieux l’acteur de ses miracles ; il n’avait même pas la possibilité d’avoir des doutes comme l’apôtre Thomas qui avait bassiné tout le monde avec son prétendu bon sens; il lui était impossible de renier sa croyance  en la divinité de Jésus comme cela était arrivé à Simon-Pierre ; il ne pouvait imaginer la conduite de Judas, le disciple apostat qui avait livré le Seigneur à ses bourreaux. Tous ces disciples, qu’il connaissait, ne portaient pas comme lui, inscrit dans leur chair, la marque du miracle, la certitude de Dieu fait homme.

Des jolies clientes ondoyant de leur croupe sous la tunique se précipitaient au milieu des étals. Il les regardait avec plaisir, mais sans désir. Sa chair était devenue insensible, à l’image de son esprit. La volonté existait encore, limitée au devoir que lui avaient rappelé ses sœurs. Il s’était enfui de Béthanie, pour échapper aux regards de ses concitoyens, et s’en était allé, un peu au hasard, vaguement incité par la nécessité de trouver un point de chute à Marthe et Marie, de travailler pour qu’elles puissent réaliser leur mission. Il lui restait l’objectif de remplir un devoir qu’elles lui avaient inventé. Au moins cette obligation lui fournissait un prétexte à s’agiter, entreprendre, se désennuyer. Lui ne savait même plus de quoi il s’ennuyait : de survivre à un décès complètement ordinaire, de ne plus savoir s’il était encore le Lazare ancien, celui qui avait succombé aux attaques de la maladie, d’ignorer quel serait son destin ; était-il mortel et sujet aux attaques de la maladie, des accidents ? Etait-il seulement vivant ? Il lui semblait que son corps était incomplet, ses envies assoupies, ses connaissances toujours présentes mais fugaces, prêtes à s’estomper une nouvelle fois ; vaguement il lui restait son attachement envers ses deux sœurs ; non pas comme un lien familial, mais parce qu’elles étaient les représentantes de ce Christ qui lui avait fait subir ce sort étrange. Oui, il ne restait plus que cette image de celui qui se prétendit son ami, qui était surement le fils de Dieu comme le prétendaient ses disciples, ou au moins un être investi d’un pouvoir étrange qui dépassait celui de vulgaires thaumaturges : il avait fait revivre de la chair morte et lui le savait. Il ne s’agissait pas d’un rêve, ni d’une reconstruction d’un passé par un malade mental. Quel genre de personne, munie de quels pouvoirs, représentant de quel principe vital avait accompli cela. Et encore, toujours cette question, répétitive : mais pourquoi donc lui avait-il infligé ce miracle ? Pour quelle mission ? Pour quelle durée ?

Depuis le banc où il était assis, il pouvait voir de l’autre côté du Lacydon, les bâtiments qu’il avait fait élever : une maison où il logeait, lui et ses contremaîtres, à droite, une grande halle où se trouvaient les cuves où s’élaborait le précieux savon, et à gauche des bâtiments plus bas où étaient stockés et les matières premières livrées par ses sœurs, et les produits finis prêts à être livrés et vendus ; un petit quai permettait de charger un navire ; aujourd’hui le quai était vide et il n’avait pas besoin de superviser une expédition ; l’atelier tournait tout seul sous l’autorité des contremaîtres ; il n’avait pas de rendez-vous avec un de ces négociants qui faisaient escale à Marseille pour faire leurs emplettes. Il contempla avec incrédulité la belle installation aux murs jaunes, avec quelques reflets dans la mer et les pins qui s’étageaient derrière et au-dessus sur la colline qui dominait. Sans faim, sans sommeil, sans désir, où avait-il trouvé le ressort pour agir.

Elzéar, Elzéar, s’écria soudain la femme du contremaître (elle s’occupait du réfectoire de l’atelier) qui de toute évidence le cherchait : - Voudrais-tu, commença-t-elle volubile à demander …

L’esprit de Lazare décrocha. Moi, je ne veux plus rien. Mon être s’est dissous. Je ne suis plus qu’un outil au service de mes sœurs. Un outil remis à elles par Jésus. Ce soleil resplendissant ne fait qu’attiédir un être froid. Les petits insectes, les passereaux qui tournicotent autour de moi, l’ont deviné, évitant soigneusement de trop s’approcher de moi, comme d’un corps répulsif. Survivre au cataclysme qui avait bouleversé sa vie ; jusqu’à quand ? Ses sœurs avaient prétendu qu’elles devaient porter la parole ; ne l’avaient-elles pas fait, l’une à Tarascon, l’autre dans le massif de la Baume ? On lui rapportait que des mariniers écoutaient l’une et un vieux sénateur et sa maisonnée l’autre ; que devait-il arriver de plus ? on n’allait quand même pas demander à des gaulois ou autres ligures de singer les juifs ? Le peuple élu n’en revenait pas d’être élu et le faisait sentir à ses occupants romains ; il n’avait rien à faire de conversions au Dieu du Temple de Jérusalem ; il se souciait comme d’une guigne que d’autres suivent les prescriptions ancestrales du peuple de Judée ; alors que cherchaient ses sœurs ? Etaient-elles juives d’ailleurs ? Lui ne l’était guère ; le Temple et ses sadducéens ne l’inspiraient guère : un lieu de cérémonies crasseux, sombre, envahi par des marchands et des sacrificateurs, la place devant envahie par les déchets, maculée de crachats glauques; des castes orgueilleuses et coupées du peuple; les esséniens qui étaient installés à une petite distance de Béthanie lui paraissent plus cultivés, moins attachés à la lettre de prescriptions surannées, mais ils formaient secte et n’avaient aucune propension à convertir quiconque à leur mode de vie ; quant aux pharisiens, souvent en discussion avec Jésus, ils étaient en train de sombrer dans une interprétation dure de la loi, ne rêvant que de se distinguer du goy ; tous ces gens-là lui semblaient trop attachés à leur petite patrie, à leur étroite tribu, à leurs généalogies controversées, pour lui qui avait parcouru tant de pays, vu tant de croyances.

 

 

 

8. Les monstres domptés à Tarascon

 

Dans la stupeur de la chaleur, humidifiée par le Rhône, qui s’abattait sur la ville, la troupe des tarasques sommeillait à l’ombre de la basilique sur le forum. Les serpents s’étaient réfugiés dans les berges du fleuve pour ne pas se dessécher. Les oiseaux, sans proies, étaient cachés silencieux dans le feuillage des tamaris. Marthe dans la fraicheur sombre d’une maison préparait les missions de ses miliciens. Les cigales l’entêtaient de leurs crissements monotones de mâles en plein orgasme. Il lui fallait rassembler les lambeaux de ses pensées entre le tintamarre des insectes en plein stupre et les perles de sueur salée qui lui chatouillaient les oreilles et le cou. Elle était pourtant habituée à ces températures. Mais là c’était exagéré. Presque comme au bord de la Mer Morte. Ah qu’elle était fière d’avoir rassemblé autour d’elle des soldats de la foi : elle les avait peu à peu appâté par ses psaumes qu’elle avait récités sans relâche; puis quand ils avaient été suffisamment intrigués elle avait pu commencer un récit sur la fin de Jésus, son supplice sur le Golgotha, la découverte de son tombeau vide par sa soeur Marie-Madeleine, les récits de Simon et de Cléophas qui avaient conversé avec lui après sa mort ; elle avait du dire et redire cette histoire et pourquoi il n’y avait d’autre solution qu’une résurrection, une apothéose de Dieu; alors, et alors seulement elle avait pu raconter le message de Jésus qui justifiait son arrivée sur la terre. Pour en convaincre quelques uns que de semaines passées à répéter, redire, sans changer de termes, sans modifier quoi que ce soit à l’expérience qu’elle avait vécue.

Une fois recrutés ses premiers adeptes, elle avait convaincu facilement de l’aider à acheter ses oliveraies sur les flancs de la Montagnette. Hommes pragmatiques, durs au travail, ils respectaient la nécessité de gagner sa vie.  Ils avaient convaincu deux trois propriétaires avec quelques arguments sonnants et quelques intimidations appropriés de vendre leur plantation à Marthe. Elle fit la transaction sans état d’âme dès qu’elle fut convaincue qu’elle ne traitait pas à vil prix mais à un prix correct. Elle n’avait aucune raison de surpayer : l’argent qui lui avait été confié devait être dépensé avec précaution pour la plus grande gloire de Dieu. Les dockers avaient été enthousiastes de constater que leurs efforts étaient appréciés, et leur dévotion à l’égard de Marthe ne fit que croître. Elle voulait du résultat, et bien ils allaient lui en donner. Les marins domptés du Rhône purent se lancer dans la mission de conversion qui leur avait été confiée.

 

 

 

9. La montagne de la Baume devient Sainte

 

Marie-Madeleine colla son front sur le marbre rouge et blanc venu des carrières de la Montagne Noire. Une prière agréable physiquement par le contact frais de la pierre dans l’oratoire qui avait été dédié en l’honneur de Jésus. Il ne ressemblait en rien aux lieux de culte païens. Pas de statues, pas de sculptures. Uniquement peints à l’ocre sur les murs blancs les symboles du poisson (le nom du Seigneur) , de la croix (la passion du Seigneur), des brebis (les fidèles du Seigneur). Pas de sacrifices avec des animaux s’écroulant sous des masses ou des coutelas de bouchers. Ici, elle avait bien prévu un autel, mais pas de rigole pour évacuer les torrents de sang dégoulinant de bêtes égorgées, pas de brasero pour griller les viandes découpées des offrandes, pas de grands brûle-parfums pour occulter la puanteur des animaux terrorisés lâchant le contenu de leurs entrailles. Sobriété, calme et recueillement, tout parlait de la grandeur de son dieu entre les rayons de soleil qui se glissaient par les baies ouvertes dans les murs, tout respirait la joie de son messager, le Christ, dans la gaîté des bruits de la campagne environnante, oiseaux, cigales, habitants de l’écurie de l’étable du poulailler, tout sentait la sainteté de ceux qui venaient s’y recueillir dans les effluves des bouquets ramassés dans la garrigue toute proche. Percus s’abimait dans l‘anonymat  du respect qu’il lui portait; un seul souci, financer ses maigres besoins. Maximin, le zélé compagnon venu depuis la Judée, l’entourait de tous ses soins; une seule obsession, canaliser ceux qui venaient écouter sa parole.

 

 

10. Un presbytre s’évapore

Elu par la toute petite communauté des chrétiens de la ville de Marseille, éblouis par la force de conviction de Marthe et par la piété stupéfiante de Marie-Madeleine. Lazare avait été choisi par ces fidèles venus de Tarascon ou d’Aix pour se regrouper auprès de l’ami de Jésus, de celui qui avait été honoré du miracle suprême : la résurrection des morts. Lazare n’était pas enthousiaste. Il comprenait qu’il était un témoin privilégié d’une incroyable histoire, un des rares compagnons de celui qui se disait le fils de l’homme, le fils de Dieu. Mais adoubé par personne, porteur d’aucune vocation sinon celle de faire fructifier celle de ses soeurs. A ce titre il ne pouvait refuser de les guider, ou plutôt d’incarner la fonction. Il ne pouvait pas ne pas être un croyant : et son choix et celui de ses électeurs le consacrait. Mais un doute le taraudait : était-il vraiment du monde des vivants ?  Si, les flammes du soleil perçaient bien ses paupières dans les enfers des après-midis torrides, et l’olive visqueuse sortie de la cave humectait sa gorge assoiffée. Non, il était imputrescible, increvable, eau de mer morte dans l’expression de ses émotions. Tant qu’il était question de réaliser quelques affaires pour que se soeurs puisse accomplir leur mission de conversion, son rôle n’était ni d’un homme, ni d’un fantôme, mais celui d’une sorte d’exécuteur testamentaire au sein de sa famille, un chapitre ajouté à celui de chef de famille. Mais qu’allait-il faire à guider quelques braves marseillais qui s’étaient enthousiasmés pour lui ?

A peine vieux. A quarante ans, il apparaissait comme un ancêtre : cheveux entièrement blancs clairsemés sur le haut de la tête, bouclés sur la nuque aux ligaments noueux, yeux délavés comme usés d’avoir trop regardé les malheurs du monde, regard vasouillard de celui qui en a trop vu pour être impressionné par quoi que ce soit, allure hiératique et lente des êtres fatigués de donner encore des efforts pour un monde si vain. Et pourtant, guère de rides sur le visage blanc de chez blanc, jambe bras et torse musclés de ceux qui fréquentent assidument les palestres, voix chaude, grave, impérieuse qui contrastait par ses accents encore juvéniles. Un physique qui laissait ses fidèles dans une expectative inquiète : était-il encore longtemps avec nous pour nous guider, ou était-il déjà sur un départ reporté depuis quelques années. Les Faustine, Julie, Myriam, Bérénice, qui récuraient les vasques de purification avec un zèle disproportionné étaient partagé entre leur inquiétude sur la survie de leur apôtre personnel, et leur manque de mansuétude pour un type aussi glacial; Les Saul, Alexandre, Darius, Libère, qui géraient aux petit oignons les sesterces, aurei, as et autres monnaies qui tombaient dans l’escarcelle des aumônes, avec le respect ancestral du à l’argent, l’or, le bronze, satisfaits du prestige qu’apportait Lazare à leur petite communauté, ne pouvaient s’empêcher de grognasser sur son manque d’empathie.

 

L’impopularité ne put croitre sous les tuiles surchauffées et dans les crânes prêts à exploser. Les ilots au large se dressaient dans la rade, mausolées des religions décrépites. La mer vineuse léchait les rochers rouges, dernière marée des antiquités noyées. Le vent du Nord, aigre, mordant, frappait  les colonnes doriques, ioniques et corinthiennes, scorpion à l’assaut de futurs débris.

Dans l’ombre de la chapelle sa silhouette se détachait sur le fond badigeonné de blanc parsemé des symboles du poisson et de la croix peints de cinabre. Puis un jour sa silhouette se fit de plus en plus transparente pour disparaître comme un mirage de ce qui n’aurait jamais du se produire. Lazare s’évapora au milieu de ses fidèles. Une bulle de savon qui éclate. Il était mort depuis longtemps et ne put donc être ni enseveli, ni incinéré et ne laissa aucune reliques pour rappeler le devoir qu’il avait accompli. Un chien lappa une petite flaque d’huile d’olive qui stagnait au pied des marches de l’autel.

 

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Published by olivier seutet