On a rarement plus d’esprit, et plus de toutes sortes d’esprit, plus d’art et de souplesse à accommoder le sien à celui des autres, et à leur persuader, quand cela lui est bon, qu’il est pressé des mêmes désirs et des mêmes affections dont ils le sont eux-mêmes, et, pour le moins, aussi fortement qu’eux, et qu’il en est supérieurement occupé. Doux quand il lui plaît, gracieux, affable, jamais importuné quand même il l’est le plus, gaillard, amusant, plaisant de la bonne et fine plaisanterie, mais d’une plaisanterie qui ne peut offenser; fécond en saillies charmantes, bon convive, musicien, prompt à revêtir comme siens tous les goûts des autres, sans jamais la moindre humeur, avec le talent de dire tout ce qu’il veut, comme il veut, et de parler toute une journée sans toutefois qu’il s’en puisse recueillir quoi que ce soit (…) aisé, accueillant, propre à toute conversation, sachant de tout, parlant de tout, l’esprit orné, mais d’écorce, en sorte que sur toute espèce de savoir force superficie, mais on rencontre le tuf pour peu qu’on approfondisse, et alors vous le voyez maître passé en galimatias de propose délibéré. Tous les petits soins, toutes les recherches, tous les avisements les moins prévus coulent de source chez lui pour qui il veut capter, et se multiplient et se diversifient avec grâce et gentillesse, et ne tarissent point, et ne sont point sujets à dégoûter. (…) L’élocution nette, harmonieuse, toutefois naturelle et agréable; assez d’élégance, beaucoup d’éloquence, mais qui sent l’art, comme, avec beaucoup de politesse et de grâce dans ses manières, elles ne laissent pas de sentir quelque sorte de grossièreté naturelle. (…) Tant d’appâts d’esprit, de société, de commerce, tant de pièges d’amitié, d’estime, de confiance cachent presque tous les monstres que les poètes ont feints dans le Tartare : une profondeur d’abîme, une fausseté à toute épreuve, une perfidie aisée et naturelle, accoutumée à se jouer de tout, une noirceur d’âme qui fait douter s’il en a une, et qui assure qu’il ne croit rien, un mépris de toute vertu de la plus constante pratique (…) Le grand ressort d’une perversité si extrêmement rare est l’ambition la plus démesurée qui lui fait tramer ce qu’il y a de plus noir, de plus profond, de plus incroyable, pour ruiner tout ce qu’il y craint d’obstacles, et tout ce qui peut même, sans le vouloir, rendre son chemin moins sur et moins uni. (…) En même temps, avec tout son esprit, ses talents, ses connaissances, l’homme le plus radicalement incapable de travail et d’affaires. L’excès de son imagination, la foule de ses vues, l’obliquité de tous les desseins qu’il bâtit en nombre tous à la fois, les croisières qu’ils se font les uns aux autres, l’impatience de les suivre et de les démêler, mettent une confusion dans sa tête, de laquelle il ne peut sortir. (…) C’est un homme de grippe, de fantaisie, d’impétuosité successive, qui n’a aucune suite dans l’esprit, que pour les trames, les brigues, les pièges, les mines qu’il creuse et qu’il fait jouer sous ses pieds. (…) Un homme en apparence si ouvert, si aimable, si fait exprès pour jeter de la poudre aux yeux des plus réservés, pour montrer si naturellement tout ce qui peut engager de tous les côtés possibles, et pour en donner jusqu’en capacité de toutes les sortes les plus avantageuses impressions, qui, en même temps, ne pense que pour soi, ne fait aucun pas, quelque futile ou indifférent qu’il paroisse, qui n’ait rapport à son objet, qui pense toujours sombrement, profondément, à qui nul moyen ne coûte, qui avale la trahison et l’iniquité comme l’eau, qui sait imaginer, ourdir de loin, et suivre les plus infâmes trames, est un de ces hommes que la miséricorde de Dieu a rendu si rares, qui, avec la noirceur des plus grands criminels, n’a pas même ce que, faute d’expression, on appelle la vertu qu’il faut pour exécuter de grands crimes, mais rassemble en soi pour les autres les plus grands dangers, et ne leur plaît que pour les perdre, comme les sirènes des poètes.